Blogue compulsif de Camille Toffoli

Tentative d'épuisement de 3 lieux

 

Montréal, samedi 31 janvier 2015, 10h. Temps froid et sec, ciel ensoleillé. Trois coins de rue de trois quartiers différents. Simultanément postés devant nos écrans d'ordinateurs respectifs dans des cafés d'Outremont, d'Hochelaga et du quartier Centre-Sud, nous tentons de faire parler les lieux. Pendant une heure (la même), nous notons de façon continue ce qui s’offre à notre regard: l’animation des cafés, les affiches des commerces, les passants, les véhicules qui circulent dans les rues, la couleur des briques, la texture des arbres, les fissures dans les trottoirs, les déchets. Tous ces détails qui, ensemble, constituent la mémoire, inépuisable, de ces lieux montréalais.


10h

Au coin des rues Bernard et Durocher, on devine le trottoir en brique malgré une couche de neige sale, beige et parsemée de gravier. Ici, les lampadaires sont plus coquets qu'ailleurs en ville, verts émeraude, avec des ornements et de longs glaçons fins qui pendent sous les lampes. À quelques mètres de la vitrine du café où j'écris est planté un arbre, lui aussi recouvert de glace, un petit arbre rabougri, presque ridicule à côté des frênes majestueux qui bordent la rue Durocher. Les quelques poubelles installées par la ville, du même vert que les lampadaires, sont encastrées dans le banc de neige. Un taxi passe sur Bernard, lentement, suivi de près par un cycliste qui porte une énorme paire de lunettes de ski et une tuque orange fluo. Au-dessus de la porte du 1052 rue Bernard se tient une affiche rose sur laquelle apparaissent les mots « Chaton santé. Clinique vétérinaire pour félins » en lettrage blanc. Au même moment où je remarque l'affiche, un homme dans la cinquantaine en paletot noir sort de l'édifice, mais sans félin.

À l’angle nord-est des rues Ontario et Letourneux, le Bièrologue vient précisément d’ouvrir. Le propriétaire secoue le tapis d’entrée sur le pas de la porte.  Dans la vitrine, le logo de la boutique précise « Depuis 2012 ». Le lettrage vintage veut donner l’illusion d’une vieille tradition, mais on ne s’y leurre pas. Le « Bièrologue » est un agent d’embourgeoisement plutôt récent. Au-dessus de « Bières froides », imprimé sur un auvent, un autre écriteau le trahit : « Bières et terroir à emporter ». À l’angle sud-est, un pavillon en briques beiges de l’école Chomedey-de-Maisonneuve. Des travaux sont en cours. Des échafaudages sont installés devant la porte d’entrée qui donne sur la rue Letourneux, des clôtures de chantier cernent le pourtour du bâtiment. Sur le toit, des garde-corps temporaires ont été installés. Les travaux concernent sûrement la toiture. Aucun ouvrier en vue : nous sommes samedi. À l’angle sud-ouest, une succursale de Pharmaprix. Une grosse banderole rouge est installée sur le haut de la devanture : « Maintenant ouvert ». À l’angle nord-ouest, je suis bien installé, au chaud, dans le recoin d’une vitrine du Hochecafé. Je viens de terminer un croissant et un grand latté. Suis-je moi-même un agent d’embourgeoisement ?

Café Sfouf. Coin Ontario et Beaudry. Façade principale. Grande vitrine sur rail telle une double porte de garage. Tous les carreaux sont givrés. Idem pour les montants et traverses en aluminium. Venu de la rue Beaudry, le soleil a percé une sorte de hublot à travers la glace. L’extérieur est très peu visible. Sur la longueur de la vitrine un petit comptoir très bas en guise de table. Fait d’une seule pièce et flanqué de 7 chaises de bureau sur vis en bois et métal. Confort rustre. À chaque extrémité du comptoir, un arbuste orphelin dans un pot trop petit.

10h10

Une voiture argentée est stationnée en double, une Volkswagen je crois. Un homme qui porte un Canada Goose entre dans la voiture et s'assoit sur le siège du conducteur. La voiture démarre bruyamment et prend la rue Bernard vers l'ouest. Une jeune femme avec un manteau en suède avance avec les bras pleins de sacs de provisions, les joues et les oreilles écarlates, le visage enfoncé dans son foulard beige, les sourcils froncés. Elle doit regretter de ne pas avoir mis de tuque. L'autobus 160 ouest s'immobilise devant le café et occupe tout mon champ de vision pour quelques secondes. Ici, les panneaux de signalisation n'ont pas la même allure que ceux qu'on retrouve quelques rues plus loin à l'est, dans le quartier Mile-End. L'inscription « rue Bernard » apparaît sur une pancarte ovale, cerclée d'une bande bleu ciel. Passe rapidement une autre jeune femme avec un sac à main et une tuque blanche, enfoncée par dessus les sourcils. Elle interrompt sa marche lorsqu'une voiture bleue foncée la coupe en roulant directement sur le trottoir, avant de s'enfoncer dans une ruelle. Passent un père et un fils hassidiques. Le père porte un schtreimel de fourrure et tient une enveloppe de plastique transparent remplie de tissus noirs. Le fils, qui ne porte qu'une kippa, se réchauffe frénétiquement les oreilles avec ses mains.   

Dans un abribus, une jeune femme à la tuque rouge attend l’autobus. Le 125 en direction ouest. Un homme à la barbe grise passe tout juste devant en lisant un cahier du Devoir. Je n’ai pas le temps de savoir lequel. Il s’engouffre dans le café et continue de lire son journal en attendant de commander au comptoir. La fille de l’abribus attend toujours et elle lit également un journal ou des circulaires (le papier est plus coloré que le Devoir, c’est peut-être simplement le Journal de Montréal). J’attrape un bout de conversation à la table d’à-côté. Une femme parle du dernier film de Maxime Giroux que nous avons justement vu hier. Un couple traverse la rue. Lui en noir, elle en blanc. Au même moment, le bus 125 passe et attrape la jeune fille à la tuque rouge. Un jeune barbu dodu à la tuque noire et aux lunettes fumées arrive d’Ontario Est et tourne sur Letourneux avec son chien. On dirait un petit cocker noir. Son chien, évidemment. La barbe de son maître est couverte de givre. […] Un client du café est venu interrompre le fil continu de mon écriture pour me demander le mot de passe du réseau wifi du Hochecafé. Je lui ai donné en indiquant le code « Espresso » écrit à la craie sur le mur-ardoise du café. Il m’a remercié gentiment et est retourné s’asseoir. Je me rends soudainement compte de l’agitation qui s’est emparée du café. Quand je suis arrivé, vers 9h, c’était beaucoup plus calme. Le café semble s’être animé précisément à 10h, alors que je commençais à taper. À moins que ce ne soit mon esprit lui-même qui se soit animé soudainement. Un homme se stationne au coin de la rue avec sa petite Volks noir. Il entre dans le Hochecafé, sans doute pour un café pour emporter. Il a les cheveux lissés vers l’arrière avec du gel. Une étrange petite voiture bleue est arrêtée au feu rouge (je lis X-90 sur le côté). Le feu est passé au vert et la conductrice ne l’a pas remarqué. Elle est distraite par une piétonne qui attend de traverser la rue en face du Bièrologue. Elle ne semble pas comprendre pourquoi la piétonne ne traverse pas, mais cette dernière a bien vu le feu passer au vert. La confusion cesse après un moment et la voiture tourne sur Ontario en direction est.

Au centre, deux autres tables longues. La base est métallique. Les dessus de tables est en ciment cerclé d’un cadre en bois. Le même ciment marié à du bois de grange en façade du comptoir de vente. Devant, une ardoise. “Brunch libanais”. Au coin, un bureau rétro.  Une ardoise encore plus grande.  “Cafés et Boissons.” “Tartines”. Une tisane sur un petit plateau vert. Une tasse aux dorures délavées et une soucoupe dépareillée à motifs de fleurs et dorure sur le pourtour. Au coin de la soucoupe, accoté sur la cuillère, un petit biscuit jaune semblable à une éponge.

10h20

Une grosse butte de neige sale, encore plus sale que celle qui recouvre le trottoir, bloque un espace de stationnement. Juste derrière la butte se trouve une grosse fourgonnette beige, d'un beige similaire à celui de la neige. Le trafic sur la rue Bernard devient tout à coup plus dense et une quinzaine d'automobiles se succèdent rapidement, en direction ouest. Sans que je puisse expliquer pourquoi, à peu près au même moment, plusieurs couples et plusieurs petits groupes de passants défilent devant la vitrine du café. Je n'ai même pas le temps de les décrire. Je remarque tout de même un jeune homme sans tuque, avec les cheveux rasés sur les côtés, et plus longs sur le dessus de la tête. L'un des quatre coins de l'intersection est occupé par un immeuble en briques rouges, avec des tourelles sur les côtés, style château. La lumière du matin empêche de distinguer quoi que ce soit au travers des fenêtres, pour la plupart sans rideaux. Sur les lampadaires verts, quelques autocollants à moitié arrachés, des autocollants rouges, blancs et noirs, dont je ne distingue ni le texte ni les illustrations, mais dont je devine le propos politique. Une femme blonde vêtue d'un manteau noir rembourré avec un capuchon bordé de fourrure artificielle marche, des écouteurs sur la tête. Elle est suivie d'un couple de jeunes Asiatiques qui portent deux Canada Goose identiques, même modèle et même couleur. Sur le trottoir, se tient en équilibre précaire un tableau sur lequel est inscrit le détail du « Spécial brunch » du restaurant bistro Le République. « Bénédictine du jour jambon, champignon, sauce poivrons rouges : 11,95. Omelette du jour chèvre, tomates, portobello et roquette : 12,95. Cassolette deluxe : 15,95. Servi avec café ou thé. »

Quelques inscriptions lues à l’angle de la rue : juste devant moi, un gros panneau interdit l’accès de la rue Letourneux aux camions (« Excepté livraison locale »). La peinture du panneau s’est écaillée avec le temps. On dirait que quelqu’un a gravé son nom ou un mot dans le coin inférieur droit du panneau. Je lis DONAT ou DINAT… Le « O » est moins clair. J’imagine qu’il était plus difficile de faire les courbes du « O » que les autres lettres du mot qui sont plus droites. Je penche quand même pour « DONAT ». On dirait le nom d’un vieil itinérant. Une ardoise est apparue à l’extérieur, à la porte d’entrée du Bièrologue. Je viens juste de la remarquer. Elle n’y était pas, il me semble, quand je décrivais justement la boutique il y a quelques minutes. Je lis la promotion annoncée : un rabais de 10 % pour le combo nachos et salsa. À la craie de couleur (rouge et bleue), il est aussi écrit : « Hockey-Superbowl. 12 pizzas. Boissons gazeuses d’ici. Sauces piquantes B.B.Q. Chips. ». Aucune mention de bière. Seulement des accompagnements pour le menu du Super Bowl qui a justement lieu ce weekend. D’autres panneaux de signalisation limitent la vitesse dans le secteur : 40 km/h sur Ontario et 30 km/h sur Letourneux. Nous sommes en zone scolaire. Sur le poteau des feux de circulation, devant moi, j’identifie une affiche collée et déchirée à certains endroits. En raison de la courbure du poteau et selon mon angle de vue, je perds certaines lettres des mots qui sont écrits. Je décode quand même : « BLOQUONS LE SALON… PLAN NORD… ». Je lis aussi les mots « Prolétaires unis… » La faucille et le marteau apparaissent également au milieu d’une étoile.

 Musique. Des Gaulois?... Astérix ?... Huit clients. Au moins 3 chaises vides entre chaque. Exception d’un couple en bout de table avec une petite fille d’un ou deux ans. À terre, une panoplie d’objets avec lesquels la petite fille s’occupe. Le couple se regarde, mais ne se parle pas. Même table, 3 chaises plus loin, un homme et 3 chaises plus loin, une femme. Les deux pianotent sur leurs téléphones cellulaires respectifs, semblant ignorer que l’autre fait le même geste. Table le long de la vitrine. Trois laptops. Trois trentenaires affairés.

10h30 

En direction ouest, un vieux pick-up rouge vin conduit par un homme avec une longue barbe et une casquette jaune contraste avec le décor. Une femme hassidique marche en poussant un landau double, suivie de trois petites filles âgées entre 3 et 7 ans environ. Passe ensuite une vielle femme à l'allure austère, vêtue d'un long manteau et d'une tuque noirs. Je crois qu'elle est également hassidique jusqu'à ce qu'elle sorte un paquet de Benson & Hedges de sa poche. L'autobus 160 ouest obstrue encore une fois ma vue pendant quelques secondes lorsqu'il s'immobilise devant un abri-bus. Une autre mère hassidique marche avec ses deux fils. Elle porte sur la tête un fichu fleuri noir et blanc et eux, des casquettes à oreilles carreautées bleues et vertes. Un jeep vert lime passe sur la rue Durocher, suivi de trois voitures argentées. J'aimerais être plus précise, mais je ne connais rien aux modèles et aux marques de voiture. Une autre femme hassidique, avec un fichu fleuri bleu et blanc. Au troisième étage d'un des immeubles du coin de la rue, un homme sort sur un balcon en fer forgé et s'allume une cigarette. Il porte un manteau d'hiver, des bottes de caoutchouc et des pantalons de pyjama. Il fume quelques instants, pas plus d'une vingtaine de secondes, puis lance sa cigarette sur le trottoir et rentre à l'intérieur.

Le barbu qui lisait un cahier du Devoir en entrant dans le café ressort maintenant et passe devant la vitrine, rue Letourneux (direction nord). Il traîne toujours son cahier du Devoir et tient à la main un gobelet de café. Un homme attend de traverser à l’angle sud-ouest. Il promène un gros boxer qui semble lui-même tirer son maître vers le nord. D’autres gens entrent encore dans le café, par la porte qui se trouve juste derrière moi. Un jeune couple passe dehors. Il est blanc, elle est asiatique. Elle lui tient le bras comme une vieille dame. Ils croisent un homme d’âge mûr qui porte un gros casque de poil. Il tient une cigarette dans sa main droite qui pend le long de son corps. C’est un tout petit mégot fumant qui disparaîtra bientôt. Ses mains nues sont rougies par le froid. Deux personnes attendent encore l’autobus 125. Une femme en manteau rouge et un enfant de 7 à 10 ans dans un habit d’hiver rayé orange fluo et gris. La femme étire la tête pour voir si l’autobus arrive. L’enfant ramasse un peu de neige par terre et, sans raison, la lance négligemment dans la rue. Sa mère le laisse faire. Il étend sa recherche un peu plus loin autour. Il ramasse un petit bout de neige durci et le lance également dans la rue. Puis, il se lasse. Le voilà qui donne simplement des coups de pied dans la neige pour la renvoyer dans la rue. Sa mère semble lui dire quelque chose. Peut-être souhaite-t-elle maintenant qu’il arrête. C’est justement ce qu’il fait. Il arrête. Une femme dans une voiture bleue passe devant moi et tourne sur Ontario, direction ouest. Elle a une longue cigarette au bec qu’elle n’a pas encore allumée. Le propriétaire du Bièrologue vient de sortir sur le pas de la porte et a dit quelque chose à la femme qui attend la 125 avec le jeune garçon. Ils se connaissent peut-être. Il tient un petit verre de bière noire à la main. Une bière mousseuse dans un verre de dégustation. En retournant dans sa boutique, il tourne la tête dans ma direction. Peut-être me voit-il écrire la scène depuis mon poste d’observation.

Musique pop-folk anglophone à base de hohohoho. Deux nouveaux clients. Un couple. Un gars avec un chandail en laine brun. Un gars avec une chemise carottée multicolore. Ils s’assoient à l’extrémité de l’autre grande table jusque-là vide. Deux cafés. Une jeune femme aux bottes en peau de zèbre entre. Minuscule sac à dos, gros chandail de laine noire et tuque assortie. Pose son sac sur une chaise. Elle rejoint l’homme et la femme au service derrière le comptoir. Ils échangent quelques mots et sourient. Les bottes zébrées troquées pour des souliers plus confortables. Chaise, café, cuillère. Le couple de gars s’en va. Restés le temps de boire un café.

10h40

Un autre coin de l'intersection est occupé par une église baptiste en brique rouge. Je ne réussis pas à lire l'horaire des offices affiché devant la porte, mais l'édifice semble vide, sans activité. Juste devant est stationnée une fourgonnette blanche sans fenêtre à l'arrière. Une Hassidique passe à côté de la fourgonnette en tenant deux gamins par la main. Elle porte un capuchon de plastique transparent qui cache une partie de son visage, mais qui ne doit pas vraiment la tenir au chaud. Je ne parviens pas à distinguer si c'est une femme de petite taille ou une adolescente. Le soleil brille soudain de plus en plus fort. La lumière réfléchit sur la glace qui recouvre les toits des voitures et sur les parcelles de neiges les moins sales, encore blanches, du trottoir. Sur la rue Durocher roule un véhicule SUV blanc sur le toit duquel est accroché un petit drapeau du Canada qui s'agite au vent. Un rayon de soleil est réfléchi par le véhicule immaculé, et je suis éblouie une fraction de seconde. Encore une mère hassidique qui pousse un landau double. Ça doit être la fin ou le début d'une cérémonie de Shabbat, décidément.  

Les gens marchent autour et traversent le coin généralement par deux. Il y aussi des mères qui traînent des enfants dans des poussettes. J’en ai vues deux dans la dernière minute. Il y aussi des gens seuls, qui traînent des sacs ou des petits chariots pour faire leurs courses, au Marché Maisonneuve sans doute, dont je vois d’ailleurs le dôme d’où je suis assis. Un père tient dans ses bras un enfant – deux ans maximum – et entre dans le café. La mère qui attend l’autobus 125 avec son garçon semble s’être lassée d’attendre. Tous les deux marchent maintenant sur Ontario, direction ouest, avec les bras qui pendent de lassitude le long de leurs corps. Des gens se disent au revoir au coin du café. Au moins six personnes qui se font la bise, puis partent dans la même direction (vers l’est). Un couple se détache ensuite en traversant la rue Ontario vers le sud. Un piéton marche avec un sac d’épicerie sous le bras et des écouteurs sur les oreilles. Au même moment, je réalise qu’il y a de la musique dans le café. C’est la première fois que je m’en rends compte. C’est une femme qui chante. Un trémolo mélancolique dans la voix. Une ballade un peu vieillotte et vaguement exotique. Je reconnais un air de fado et l’inflexion de voix de Mísia. Mais je n’identifie pas précisément la chanson. Deux hommes barbus se croisent. Les barbes des deux hommes ne sont pas entretenues avec le même soin. Une jeune femme, deux livres sous le bras, marche sur Ontario. L’homme et la femme qui parlaient du film de Maxime Giroux à côté de moi viennent tout juste de sortir du café. Un jeune homme traverse Ontario à la course et les croise. Il pénètre dans le café et se met dans la file pour commander au comptoir. Un homme légèrement vêtu pour le froid qu’il fait arrive alors d’Ontario Est. Sa démarche est claudicante. Il s’apprête à entrer au Bièrologue, puis il se ravise. Il regarde dans ma direction. Il se dirige plutôt vers le Hochecafé. Sans doute vient-il se chercher un café. Il a des pantalons rouges et une petite veste de sport. Il pianote maintenant sur son téléphone intelligent avant de passer sa commande. Ça prendra encore du temps : il y a au moins six personnes avant lui dans la file d’attente.

Un homme seul entre. s’assoit au coin de table tout juste libéré. À lui seul il pèse au moins le même poids que ses deux prédécesseurs. Toujours pas de visibilité vers l’extérieur. La percée dans le givre sur la vitrine a regelé. Des silhouettes d’autos qui circulent sur la rue Ontario. Par les carreaux du bas, moins gelés que les autres, des jambes. Gros bas colorés. Petits souliers en cuir inadaptés à l’hiver. Grosses bottes de sécurité. Nouveau client qui s’installe le long de la vitre. Gants et clés d’auto atterrissent sur la table. Des lunettes embuées les suivent. Sac à dos à terre. Cappuccino. Une grosse liasse de papiers sort du sac. Reliure spirale.

10h50

Un jeep vert lime roule en direction ouest, sans doute le même que tout à l'heure. Ça ne doit pas être à la mode, les jeeps verts lime, par ici. Un homme et une femme marchent un derrière l'autre, séparés par une distance de deux ou trois mètres, en direction est. Ils portent chacun un enfant immobilisé dans une combinaison d'hiver mauve pastel. Exactement le même modèle de combinaison d'hiver une pièce mauve pastel. J'en déduis que l'homme et la femme doivent être un couple. Sinon, ce serait tout un hasard. Une petite voiture noire essaie de se stationner avec peine derrière la butte de neige sale. Le véhicule finit par s'immobiliser en biais, une roue montée sur le trottoir. En sort une homme avec une casquette noir et des lunettes de soleil. Il verrouille la portière de sa voiture et marche rapidement en direction ouest. Il dépasse un homme hassidique recouvert d'un long châle blanc orné de dessins noirs, puis une femme avec des collants roses fluos qui promène deux chiens, un bouvier bernois et un boxer, ou quelque chose du genre. Un coup de vent agite les branches les plus fines des frênes de la rue Durocher. De gros flocons flottent dans l'air et se déposent tranquillement par-dessus la neige, sale, des trottoirs. Un camion de livraison Purolator passe sur Bernard en direction ouest. S'échappe de son silenceux une fumée blanchâtre et épaisse qui m'empêche, pour quelques secondes, de distinguer l'autre côté de la rue.

Un homme se tient devant le Bièrologue avec un appareil photo muni d’un long objectif. Il prend en photo quelque chose devant la boutique. Au moins deux ou trois prises. Je crois savoir ce qu’il vise avec son objectif : des branches de sapin qui ont été mises dans des bacs à fleurs en guise de décoration hivernale devant la vitrine du Bièrologue et qui sont maintenant ensevelies sous la neige. C’est peut-être joli avec le soleil radieux qu’il fait en ce moment. Je souris tout seul dans le café en imaginant la correspondance de nos gestes. Lui, le photographe anonyme qui fige le temps. Et moi, le scribe minutieux qui décrit son geste à la minute même où il le pose. S’il revoit un jour ses photos, j’aurai figé le moment exact de la prise sans qu’il le sache. Il reste à peine quelques minutes d’écriture et le coin de la rue semble justement s’être calmé. Il paraît y avoir soudainement moins de monde. Une femme qui traîne deux sacs d’épicerie vient tout de suite me contredire, puis une jeune femme en jupe courte et aux bas de nylon noirs. L’artère se réanime soudainement. De jeunes parents traînent un bébé dans un siège d’auto. Un couple sans enfant, puis un homme seul. Quelques personnes que je n’ai pas le temps de décrire. Un musicien porte un étui de guitare et un amplificateur traîné dans un chariot sur roulettes. Un père traîne son enfant minuscule dans un traîneau. Deux hommes se croisent au milieu de la rue Letourneux. L’un va vers l’est, l’autre vers l’ouest. L’autobus 125 vient de s’arrêter au coin de la rue. Le chauffeur ou la chauffeuse boit une gorgée de café. Son regard se perd dans ma direction à travers ses lunettes de soleil, mais je n’identifie pas clairement son visage. Le feu passe au vert. L’autobus redémarre et part vers l’ouest.

Mélange de musique juive et de rap. Plafond blanc. Murs en lattes de bois peinturées d’un blanc immaculé. En arrière du comptoir un dégradé du bleu clair au blanc. Au-dessus des tables, des fils électriques torsadés. Au bout, des ampoules nues allumées. Proches des mur, les ampoules sont habillées. Chaudières pour eau d’érable en guise d'abat-jour. Guirlandes de ronds de papiers aux couleurs pastel. Neufs paniers grillagés en rectangle supportent une sélection de plantes disparates. Quelques photos encadrées et portemanteaux agrémentent le même pan de mur. Derrière le comptoir, un grand miroir et quelques tablettes. Verres et bouteilles d’origine suédoise. Machine à expresso. Four. Panoplie d’ustensiles de cuisine.

11h

En allant voir ailleurs si j’y suis

Si les choses sont des éclats
Du savoir de l’univers,
Qu’au moins je sois mes propres fragments,
Indéterminé tout autant que multiple.

Fernando Pessoa

 

Connue de tous, la pratique consistant à lancer une requête d’informations en tapant son propre nom dans un moteur de recherche mène à une évidence : nous existons en plusieurs lieux. Fruit de nos recherches et grappillages en ligne, ce triptyque artistique est construit à partir des archives de nos trois individualités dissoutes dans le cybermagma.


 

Facebooking

Fragments d'une homonyme belge par Camille(s) Toffoli

 

Au revoir le noir. Bonjour le rouge.


Jalousie taupes doutes patience


J'ai le droit d'être tranquille
Non.
Tout problème à sa solution
Comme on dit.

Je cherche jamais
Misère à croire
Qu'on a la tête à chercher l'embrouille.
Te le touches et je te tue salope.


Jalousie taupes doutes patience


Je m'en souviendrai gueule de bois
Genoux écorchés ouverte dans le dos mal tomber
Bu comme des pochtrons
Dans votre cul le week-end.


Le pire moment au monde
C'est lorsque tu ne peux pas aimer
Quelqu'un parce que ton cœur
Appartient à quelqu'un qui l'a brisé.


Jalousie taupes doutes patience


N'attends pas les derniers moments
Pour lui dire à quel point
Tu l'aimes.
Chasse le naturel il revient toujours au galop.

La folie nous arrêtera
Jamais.
Demain peut se passer pleins de choses.
N'importe où n'importe quand.


Jalousie taupes doutes patience


Tu as des personnes comme ça.
Un confident
Un tonton gâteau
Toujours là.

Sa flèche vous amène
Au chemin du bonheur.
Tu me rends tellement bien.
Mon hamburger de mon cœur.



Jalousie taupes doutes patience


Au revoir le noir.

Bonjour le rouge


 

Zapping

Damien(s) Thomas à la chaîne


 

Egogoogling

@utoportraits de Jean-Philippe(s) Boudreau

Poste restante

Au départ, l'idée était bien simple. Lancée dans un élan d'enthousiasme et adoptée sur un coup de tête.

Partir à vélo, pour oublier un peu les courriels et les piles de vaisselle. Découvrir un coin de pays, sentir chaque kilomètres traverser notre corps. Nous retrouver pour quelques semaines, avec rien d'autre à faire que pédaler, un chez soi accroché au porte-bagage. Parcourir une route qui nous ramènerait à notre point de départ, plus légers.

Et puis il y a eu les listes de matériel à acheter, un budget à respecter et des règles de sécurité routière. Du coup, nous avons eu peur de nous empêtrer dans les détails techniques. Pour ne pas rater cette rencontre avec nous-mêmes, nous nous sommes fixé un rendez-vous quotidien.

Chaque soir, dans nos carnets respectifs, nous avons écrit les réflexions, les souvenirs, les images qui nous habitaient pendant la journée. Pour garder une trace, mais surtout pour nous donner la chance de parodier les incidents, de romancer les anecdotes les plus banales. Un peu aussi pour pouvoir partager, bien humblement, quelques passages de cette aventure gaspésienne sur deux roues.

En relisant nos carnets, nous avons choisi sept journées. Sept paires de fragments qui se font écho d'une manière singulière. Des textes qui posent des regards différents sur des instants communs et que nous avons accompagné d'images fantaisistes. 



Le Bic - 8 juillet 2013

 

Ce matin, alors que tu dormais toi-même dans l’autobus entre Lévis et le Bic, une vieille dame assise sur la banquette à côté de nous s’est réveillée brusquement. En sursautant, elle a laissé échapper un bref cri apeuré, puis a vite constaté son ridicule. Elle s’est excusée timidement (en anglais), puis a cru bon de se justifier : « Oh! I’m so tired! ». En cette fin d’après-midi, alors que nous écrivons côte à côte devant la Baie du Ha! Ha!, je pense à tous ces « Ha! », ces « Oh! », ces exclamations soudaines tirées du grand lexique atavique. Du cri de terreur d’un méganticois pris par surprise dans le brasier de sa ville aux rires enjoués de deux voyageurs à la veille d’un départ.

Jean-Philippe

 

À Lévis, la gare d'autobus est une succursale de Pétro Canada. J'étais déstabilisée : les caissières adolescentes et les publicités de Budweiser dans les fenêtres me paraissaient indignes de l'aventure dans laquelle nous étions sur le point de nous lancer. Au moins, les bourrasques qui balayaient le stationnement avaient une odeur de départ. Le chauffeur n'a pas bronché en nous voyant enfoncer dans la soute nos vélos maladroitement emballés. Pas de regard intrigué, pas de sourire amusé. Décidément, nous n'étions pas les premiers. L'autocar était rempli d'inconnus assoupis dans leur capuchon; c'était le silence complet, à l'exception de nos rires surexcités qui s'emballaient pour la moindre raison. Comme  si nous étions deux enfants investis d'une mission qui tient tout son charme dans le secret.

Camille

 

Ste-Flavie - 10 juillet 2013

 

Aujourd'hui, j'ai craint d'avoir manqué le rendez-vous. Je pédalais une vingtaine de mètres derrière toi, sur un faux plat interminable, quelque part entre Le Bic et Rimouski. Le souffle et les muscles me manquaient pour te rattraper. Je te voyais me regarder sans cesse par-dessus ton épaule, mais les rayons de soleil réfléchis sur l'asphalte m'empêchaient de lire ton visage. Dans le doute, je pouvais supposer ton impatience, tes encouragements, tes inquiétudes. Pour la première fois depuis notre départ, je me suis sentie seule. Seule contre la distance et les dénivelés,  sur ce vélo qu'uniquement ma force pouvait faire avancer.

Camille

 

Tu ne l’as pas connue. Tu sais qu’elle a marqué ma vie. Le verbe est trop fort… Tu sais en tous cas qu’elle est passée dans ma vie. C’est d’ailleurs en passant sur la route du fleuve, à Ste-Luce-sur-Mer, que j’ai pensé à elle. Je voulais te montrer le minuscule chalet où elle m’avait accueilli pour quelques jours, un été, il y a peut-être quatre ou cinq ans. En vain. Malgré le souvenir très clair que j’avais gardé de sa maison mobile blanche en bordure du fleuve, je n’ai rien trouvé à te montrer. Peut-être en va-t-il ainsi des maisons mobiles... Certains jours de grand vent, peut-être décident-elles de prendre le large. Et les amies disparues, que deviennent-elles ? Je pense à Suzette et à défaut de pouvoir te la présenter, je te parle d’une maison disparue.

Jean-Philippe

 

St-Siméon-de-Bonaventure – 16 juillet 2013

 

Le chalet que nous avons loué semble figé au début des années 90. Télévision cathodique surdimensionnée; sofa en velours gris-bleu; meuble multifonctions en mélamine. Ce décor, aidé par les verres de vin, nous replonge dans cette décennie révolue, époque de mon enfance et de ton adolescence. Les équipes d'impro, les cours de piano, les vacances en famille, les défunts animaux de compagnie. Tout nous revient en vrac, sans doute magnifié par le temps. Au moins, l'euphorie des vacances nous tient loin des souvenirs amers. Ce soir, la nostalgie est faite de fou rire; nous retenons les royaumes imaginaires et oublions les insultes de cafétéria. Quand même, au moment de m'endormir, ton corps assoupi contre le mien me rappelle le bonheur d'être adulte.

Camille

 

Nous redécouvrons lentement l’art de la flânerie. Nos vélos, bêtes de somme dans les derniers jours, sont redevenus d’agiles petits véhicules de promenade. Nous gardons encore certains réflexes de routards et mesurons le kilométrage effectué entre le chalet et l’épicerie. Mais notre pédalage a changé. Il est déjà plus désinvolte, moins économe. Il nous arrive de mouliner dans le vide et de faire tanguer le guidon à gauche, à droite, simplement pour garder l’équilibre. Nos préoccupations sont aussi moins rigides, moins dictées par les paramètres de la route à faire. Dénivelés, vents dominants, ravitaillement ne font presque plus partie de nos discussions. Nous parlons de tout, de rien, mais surtout d’autres choses.

Jean-Philippe

 

St-Siméon-de-Bonaventure – 19 juillet 2013

 

Au fin fond de la route Poirier, nous redécouvrons un sentiment qui nous était devenu étranger: l'attente. Dans un chalet sans téléphone, nous attendons des amis qui n'en ont pas non plus. Sur le balcon, le nez dans nos lectures respectives, nous faisons de notre passion un passe-temps. De temps à autre, nous percevons  le grondement d'un véhicule. Chaque fois, je lève les yeux discrètement, feignant de me concentrer sur mon roman.

Après quelques heures, je te demande :

-  Ça ne te stresse pas, toi, de ne pas savoir exactement quand ils vont arriver?

- Pas du tout, je suis absorbé par mon roman.

Tout à coup, un moteur plus bruyant que les autres. Tu remarques « Ça ne peut pas être eux. Ça ressemble plus à un quatre-roues. » Je souris, rassurée de te trouver avec moi dans cette incertitude qui pousse les sens en alerte.

Camille

 

Quelques jours de sédentarité auront suffit à nous donner l’illusion d’être chez nous. Cette habitation nous a rendus nous-mêmes plus solides en nos fondations. C’est entourés de nature, comme depuis le début, mais à l’abri, que nous avons lentement dénoué nos muscles endoloris, que nous nous sommes débarrassés de nos peaux mortes, que nous avons laissé le temps passer tranquillement, comme le flot paresseux de la petite rivière St-Siméon. Et pour mieux partager le plaisir de cette nonchalance, nous avons choisi d’ouvrir notre porte à des amis. Ils se sont aussi sentis chez eux. Avec nous, ils ont aussi laissé le temps faire son œuvre sans plus d’occupation que la veille insouciante de nos besoins immédiats.

Jean-Philippe

 

Percé - 22 juillet 2013

 

Les touristes sont généralement laids. Ils aiment les choses laides qui évoquent de belles choses : un bibelot en céramique qui reproduit en miniature le profil immense d’un cap rocheux ou un coton ouaté gris à l’effigie d’un fou de bassan. Les touristes se déplacent dans des véhicules immondes : des châteaux roulants qui traînent derrière eux des chars d’assaut pour les déplacements légers. Aujourd’hui, nous sommes arrivés dans la petite boule à neige en verre de la Province et nous avons su garder la tête haute. Nous avons joué aux touristes, mais avec l’arrogance chauvine de deux locaux. Ou presque. Nous ne sommes que de passage, mais avons conquis chaque kilomètre de route qui nous a menés jusqu’ici. Ces kilomètres de route nous appartiennent et notre bronzage nous rend beaux. Rien à voir avec les grosses faces rougeaudes de tous ces touristes.

Jean-Philippe

 

Percé, c'est Old Orchard, c'est Key West. C'est n'importe quelle ville du monde où on trouve des magasins de bibelots à tous les coins de rue, mais pas de quincaillerie. C'est l'authenticité résumée par des homards géants en plâtre. Percé, c'est des milliers de sourires niais avec une roche trouée en arrière-plan.  Au moins, nous avons trouvé un restaurant presque vide où le serveur n'était pas déguisé en capitaine de bateau. Autour d'une morue poêlée et d'un demi-litre de vin blanc, nous avons discuté sans effort de choses banales, fascinantes, spirituelles, délirantes. Nous avons ri des autres, du kitsch ambiant, mais surtout de nous-mêmes. Et en marchant pour retourner à notre terrain de camping, un peu malgré nous, nous nous sommes arrêtés pour admirer le rocher. Avec un coucher de soleil, pour le cachet.

Camille

 

Douglastown – 25 juillet 2013

 

À Douglastown, les numéros civiques ne sont pas indiqués sur les maisons. Nous devinons le 6 rue Trachy grâce à son drapeau du Québec qui jure dans ce petit village irlandais. Sur la voiture stationnée dans l'entrée, l'autocollant d'un concessionnaire montréalais nous confirme que nous sommes bel et bien au bon endroit.  La porte est ouverte; juste à côté, un vieux coton ouaté, un bas de pyjama et un chapeau en feutre sont cloués sur la façade en bardeaux de cèdre, imitant la position du Christ sur sa croix. Comme si quelqu'un, ici, avait voulu mourir pompeusement. J'appelle mon amie à travers la moustiquaire. Sans réponse. Je me permets d'entrer et découvre un fouillis sans nom.  Des artefacts accumulés sur les moulures, des affiches de bière et des toiles abstraites affichées côte à côte, des mots d'amour et des versets bibliques griffonnés au plafond. Un décor surchargé qui porte la marque de nombreuses années d'existence : de soirées arrosées, d'amours déçus, de nouvelles rencontres et d'amitiés rompues. L'odeur, un mélange de poussière, de cigarette et de fleurs séchées, réveille en moi cette mélancolie que j'ai facile. Quand je ressors, au bout de quelques minutes, tu me demandes : «  Et puis, c'est comment? » Je reste silencieuse, ne trouve pas de mots assez vastes pour tout nommer. « Rentre. Tu verras par toi-même. »

Camille

 

À vitesse de voiture, le profil des côtes s’adoucit, les nuances de la route s’estompent, les paysages deviennent un peu plus flous. Ce n’est qu’à vitesse de jambes, qu’on peut vraiment apprécier les subtiles variations du territoire : certains villages où la peinture des bicoques s’écaille davantage, certaines montées plus impitoyables, certains vents plus imprévisibles. À mesure que nous avançons, nous nous laissons traverser, il me semble, par une multitude d’expériences diverses qui nous transforment, qui nous inspirent ou, à tout le moins, nous alimentent. Quand je retourne consciencieusement au tracé des courbes topographiques, j’aime à penser que cette ligne brisée irrégulière est une sorte de trace abstraite de notre propre évolution. Tel point correspondant à un moment de découragement dans une montée, tel autre à un moment d’oubli de soi dans une descente. Un autre encore marquant l’instant précis d’un rire sonore dans une maison excentrique de Douglastown…

Jean-Philippe

 

Mont-Louis – 1er août 2013

 

Aujourd'hui, j'ai pêché mon premier poisson. Ça n'avait rien d'un exploit : paraît qu'on attrape les maquereaux par dizaines, à cette période-ci de l'année. Mais pour nous, c'était une aventure. Sur la clôture défoncée du quai désaffecté, l'inscription « Interdit de circuler »  nous rendait déjà fébriles. Et puis, simplement d'être là, au milieu des pêcheurs locaux, avec l'odeur de varech, c'était suffisant. Assez pour faire de ce moment un souvenir.  Quand quelque chose s'est agité au bout de ma ligne, j'ai essayé de cacher mon excitation. Toi, tu as jubilé pour deux. Tu as emprunté un cellulaire au hasard pour  me photographier, le sourire figé et une prise pendouillant au bout de ma canne à pêche. Nous ne reverrons sans doute jamais cette image et n'en avons rien à faire. Si ça se trouve, j'ai les yeux fermés et ton doigt sur l'objectif cache la moitié de mon visage.

Camille

 

C’est presque à notre insu que nous avons traversé les terribles côtes de la Madeleine pour aboutir dans ce havre hippie et chaleureux. Au fil d’arrivée, nous attendaient des jeunes gens dont on ne sait trop s’ils avaient lu Thoreau à la lettre ou s’ils avaient simplement envie de faire le vide le temps d’un été. Étrange retour en société que cette incursion dans l’utopie de Mont-Louis. Comme un condensé de tout ce que peut représenter la Gaspésie pour qui chercherait à se réinventer. Et nous, dans tout ça, avons-nous grandit de cette traversée ? Quelque chose me dit que ce n’est pas dans la bière du Sea Shack que nous trouverons notre réponse. Mais peut-être plutôt dans les regards complices que nous échangerons désormais lorsque nous penserons à ce périple gaspésien.

Jean-Philippe