Ubiquité

Ubik

 

Les amis !

C’est le grand nettoyage de printemps et nous offrons l'ensemble de nos Ubiks à rabais.

Et n’oubliez pas : chaque Ubik a été testé tel qu’indiqué.

 


Tentative d'épuisement de 3 lieux

 

Montréal, samedi 31 janvier 2015, 10h. Temps froid et sec, ciel ensoleillé. Trois coins de rue de trois quartiers différents. Simultanément postés devant nos écrans d'ordinateurs respectifs dans des cafés d'Outremont, d'Hochelaga et du quartier Centre-Sud, nous tentons de faire parler les lieux. Pendant une heure (la même), nous notons de façon continue ce qui s’offre à notre regard: l’animation des cafés, les affiches des commerces, les passants, les véhicules qui circulent dans les rues, la couleur des briques, la texture des arbres, les fissures dans les trottoirs, les déchets. Tous ces détails qui, ensemble, constituent la mémoire, inépuisable, de ces lieux montréalais.


10h

Au coin des rues Bernard et Durocher, on devine le trottoir en brique malgré une couche de neige sale, beige et parsemée de gravier. Ici, les lampadaires sont plus coquets qu'ailleurs en ville, verts émeraude, avec des ornements et de longs glaçons fins qui pendent sous les lampes. À quelques mètres de la vitrine du café où j'écris est planté un arbre, lui aussi recouvert de glace, un petit arbre rabougri, presque ridicule à côté des frênes majestueux qui bordent la rue Durocher. Les quelques poubelles installées par la ville, du même vert que les lampadaires, sont encastrées dans le banc de neige. Un taxi passe sur Bernard, lentement, suivi de près par un cycliste qui porte une énorme paire de lunettes de ski et une tuque orange fluo. Au-dessus de la porte du 1052 rue Bernard se tient une affiche rose sur laquelle apparaissent les mots « Chaton santé. Clinique vétérinaire pour félins » en lettrage blanc. Au même moment où je remarque l'affiche, un homme dans la cinquantaine en paletot noir sort de l'édifice, mais sans félin.

À l’angle nord-est des rues Ontario et Letourneux, le Bièrologue vient précisément d’ouvrir. Le propriétaire secoue le tapis d’entrée sur le pas de la porte.  Dans la vitrine, le logo de la boutique précise « Depuis 2012 ». Le lettrage vintage veut donner l’illusion d’une vieille tradition, mais on ne s’y leurre pas. Le « Bièrologue » est un agent d’embourgeoisement plutôt récent. Au-dessus de « Bières froides », imprimé sur un auvent, un autre écriteau le trahit : « Bières et terroir à emporter ». À l’angle sud-est, un pavillon en briques beiges de l’école Chomedey-de-Maisonneuve. Des travaux sont en cours. Des échafaudages sont installés devant la porte d’entrée qui donne sur la rue Letourneux, des clôtures de chantier cernent le pourtour du bâtiment. Sur le toit, des garde-corps temporaires ont été installés. Les travaux concernent sûrement la toiture. Aucun ouvrier en vue : nous sommes samedi. À l’angle sud-ouest, une succursale de Pharmaprix. Une grosse banderole rouge est installée sur le haut de la devanture : « Maintenant ouvert ». À l’angle nord-ouest, je suis bien installé, au chaud, dans le recoin d’une vitrine du Hochecafé. Je viens de terminer un croissant et un grand latté. Suis-je moi-même un agent d’embourgeoisement ?

Café Sfouf. Coin Ontario et Beaudry. Façade principale. Grande vitrine sur rail telle une double porte de garage. Tous les carreaux sont givrés. Idem pour les montants et traverses en aluminium. Venu de la rue Beaudry, le soleil a percé une sorte de hublot à travers la glace. L’extérieur est très peu visible. Sur la longueur de la vitrine un petit comptoir très bas en guise de table. Fait d’une seule pièce et flanqué de 7 chaises de bureau sur vis en bois et métal. Confort rustre. À chaque extrémité du comptoir, un arbuste orphelin dans un pot trop petit.

10h10

Une voiture argentée est stationnée en double, une Volkswagen je crois. Un homme qui porte un Canada Goose entre dans la voiture et s'assoit sur le siège du conducteur. La voiture démarre bruyamment et prend la rue Bernard vers l'ouest. Une jeune femme avec un manteau en suède avance avec les bras pleins de sacs de provisions, les joues et les oreilles écarlates, le visage enfoncé dans son foulard beige, les sourcils froncés. Elle doit regretter de ne pas avoir mis de tuque. L'autobus 160 ouest s'immobilise devant le café et occupe tout mon champ de vision pour quelques secondes. Ici, les panneaux de signalisation n'ont pas la même allure que ceux qu'on retrouve quelques rues plus loin à l'est, dans le quartier Mile-End. L'inscription « rue Bernard » apparaît sur une pancarte ovale, cerclée d'une bande bleu ciel. Passe rapidement une autre jeune femme avec un sac à main et une tuque blanche, enfoncée par dessus les sourcils. Elle interrompt sa marche lorsqu'une voiture bleue foncée la coupe en roulant directement sur le trottoir, avant de s'enfoncer dans une ruelle. Passent un père et un fils hassidiques. Le père porte un schtreimel de fourrure et tient une enveloppe de plastique transparent remplie de tissus noirs. Le fils, qui ne porte qu'une kippa, se réchauffe frénétiquement les oreilles avec ses mains.   

Dans un abribus, une jeune femme à la tuque rouge attend l’autobus. Le 125 en direction ouest. Un homme à la barbe grise passe tout juste devant en lisant un cahier du Devoir. Je n’ai pas le temps de savoir lequel. Il s’engouffre dans le café et continue de lire son journal en attendant de commander au comptoir. La fille de l’abribus attend toujours et elle lit également un journal ou des circulaires (le papier est plus coloré que le Devoir, c’est peut-être simplement le Journal de Montréal). J’attrape un bout de conversation à la table d’à-côté. Une femme parle du dernier film de Maxime Giroux que nous avons justement vu hier. Un couple traverse la rue. Lui en noir, elle en blanc. Au même moment, le bus 125 passe et attrape la jeune fille à la tuque rouge. Un jeune barbu dodu à la tuque noire et aux lunettes fumées arrive d’Ontario Est et tourne sur Letourneux avec son chien. On dirait un petit cocker noir. Son chien, évidemment. La barbe de son maître est couverte de givre. […] Un client du café est venu interrompre le fil continu de mon écriture pour me demander le mot de passe du réseau wifi du Hochecafé. Je lui ai donné en indiquant le code « Espresso » écrit à la craie sur le mur-ardoise du café. Il m’a remercié gentiment et est retourné s’asseoir. Je me rends soudainement compte de l’agitation qui s’est emparée du café. Quand je suis arrivé, vers 9h, c’était beaucoup plus calme. Le café semble s’être animé précisément à 10h, alors que je commençais à taper. À moins que ce ne soit mon esprit lui-même qui se soit animé soudainement. Un homme se stationne au coin de la rue avec sa petite Volks noir. Il entre dans le Hochecafé, sans doute pour un café pour emporter. Il a les cheveux lissés vers l’arrière avec du gel. Une étrange petite voiture bleue est arrêtée au feu rouge (je lis X-90 sur le côté). Le feu est passé au vert et la conductrice ne l’a pas remarqué. Elle est distraite par une piétonne qui attend de traverser la rue en face du Bièrologue. Elle ne semble pas comprendre pourquoi la piétonne ne traverse pas, mais cette dernière a bien vu le feu passer au vert. La confusion cesse après un moment et la voiture tourne sur Ontario en direction est.

Au centre, deux autres tables longues. La base est métallique. Les dessus de tables est en ciment cerclé d’un cadre en bois. Le même ciment marié à du bois de grange en façade du comptoir de vente. Devant, une ardoise. “Brunch libanais”. Au coin, un bureau rétro.  Une ardoise encore plus grande.  “Cafés et Boissons.” “Tartines”. Une tisane sur un petit plateau vert. Une tasse aux dorures délavées et une soucoupe dépareillée à motifs de fleurs et dorure sur le pourtour. Au coin de la soucoupe, accoté sur la cuillère, un petit biscuit jaune semblable à une éponge.

10h20

Une grosse butte de neige sale, encore plus sale que celle qui recouvre le trottoir, bloque un espace de stationnement. Juste derrière la butte se trouve une grosse fourgonnette beige, d'un beige similaire à celui de la neige. Le trafic sur la rue Bernard devient tout à coup plus dense et une quinzaine d'automobiles se succèdent rapidement, en direction ouest. Sans que je puisse expliquer pourquoi, à peu près au même moment, plusieurs couples et plusieurs petits groupes de passants défilent devant la vitrine du café. Je n'ai même pas le temps de les décrire. Je remarque tout de même un jeune homme sans tuque, avec les cheveux rasés sur les côtés, et plus longs sur le dessus de la tête. L'un des quatre coins de l'intersection est occupé par un immeuble en briques rouges, avec des tourelles sur les côtés, style château. La lumière du matin empêche de distinguer quoi que ce soit au travers des fenêtres, pour la plupart sans rideaux. Sur les lampadaires verts, quelques autocollants à moitié arrachés, des autocollants rouges, blancs et noirs, dont je ne distingue ni le texte ni les illustrations, mais dont je devine le propos politique. Une femme blonde vêtue d'un manteau noir rembourré avec un capuchon bordé de fourrure artificielle marche, des écouteurs sur la tête. Elle est suivie d'un couple de jeunes Asiatiques qui portent deux Canada Goose identiques, même modèle et même couleur. Sur le trottoir, se tient en équilibre précaire un tableau sur lequel est inscrit le détail du « Spécial brunch » du restaurant bistro Le République. « Bénédictine du jour jambon, champignon, sauce poivrons rouges : 11,95. Omelette du jour chèvre, tomates, portobello et roquette : 12,95. Cassolette deluxe : 15,95. Servi avec café ou thé. »

Quelques inscriptions lues à l’angle de la rue : juste devant moi, un gros panneau interdit l’accès de la rue Letourneux aux camions (« Excepté livraison locale »). La peinture du panneau s’est écaillée avec le temps. On dirait que quelqu’un a gravé son nom ou un mot dans le coin inférieur droit du panneau. Je lis DONAT ou DINAT… Le « O » est moins clair. J’imagine qu’il était plus difficile de faire les courbes du « O » que les autres lettres du mot qui sont plus droites. Je penche quand même pour « DONAT ». On dirait le nom d’un vieil itinérant. Une ardoise est apparue à l’extérieur, à la porte d’entrée du Bièrologue. Je viens juste de la remarquer. Elle n’y était pas, il me semble, quand je décrivais justement la boutique il y a quelques minutes. Je lis la promotion annoncée : un rabais de 10 % pour le combo nachos et salsa. À la craie de couleur (rouge et bleue), il est aussi écrit : « Hockey-Superbowl. 12 pizzas. Boissons gazeuses d’ici. Sauces piquantes B.B.Q. Chips. ». Aucune mention de bière. Seulement des accompagnements pour le menu du Super Bowl qui a justement lieu ce weekend. D’autres panneaux de signalisation limitent la vitesse dans le secteur : 40 km/h sur Ontario et 30 km/h sur Letourneux. Nous sommes en zone scolaire. Sur le poteau des feux de circulation, devant moi, j’identifie une affiche collée et déchirée à certains endroits. En raison de la courbure du poteau et selon mon angle de vue, je perds certaines lettres des mots qui sont écrits. Je décode quand même : « BLOQUONS LE SALON… PLAN NORD… ». Je lis aussi les mots « Prolétaires unis… » La faucille et le marteau apparaissent également au milieu d’une étoile.

 Musique. Des Gaulois?... Astérix ?... Huit clients. Au moins 3 chaises vides entre chaque. Exception d’un couple en bout de table avec une petite fille d’un ou deux ans. À terre, une panoplie d’objets avec lesquels la petite fille s’occupe. Le couple se regarde, mais ne se parle pas. Même table, 3 chaises plus loin, un homme et 3 chaises plus loin, une femme. Les deux pianotent sur leurs téléphones cellulaires respectifs, semblant ignorer que l’autre fait le même geste. Table le long de la vitrine. Trois laptops. Trois trentenaires affairés.

10h30 

En direction ouest, un vieux pick-up rouge vin conduit par un homme avec une longue barbe et une casquette jaune contraste avec le décor. Une femme hassidique marche en poussant un landau double, suivie de trois petites filles âgées entre 3 et 7 ans environ. Passe ensuite une vielle femme à l'allure austère, vêtue d'un long manteau et d'une tuque noirs. Je crois qu'elle est également hassidique jusqu'à ce qu'elle sorte un paquet de Benson & Hedges de sa poche. L'autobus 160 ouest obstrue encore une fois ma vue pendant quelques secondes lorsqu'il s'immobilise devant un abri-bus. Une autre mère hassidique marche avec ses deux fils. Elle porte sur la tête un fichu fleuri noir et blanc et eux, des casquettes à oreilles carreautées bleues et vertes. Un jeep vert lime passe sur la rue Durocher, suivi de trois voitures argentées. J'aimerais être plus précise, mais je ne connais rien aux modèles et aux marques de voiture. Une autre femme hassidique, avec un fichu fleuri bleu et blanc. Au troisième étage d'un des immeubles du coin de la rue, un homme sort sur un balcon en fer forgé et s'allume une cigarette. Il porte un manteau d'hiver, des bottes de caoutchouc et des pantalons de pyjama. Il fume quelques instants, pas plus d'une vingtaine de secondes, puis lance sa cigarette sur le trottoir et rentre à l'intérieur.

Le barbu qui lisait un cahier du Devoir en entrant dans le café ressort maintenant et passe devant la vitrine, rue Letourneux (direction nord). Il traîne toujours son cahier du Devoir et tient à la main un gobelet de café. Un homme attend de traverser à l’angle sud-ouest. Il promène un gros boxer qui semble lui-même tirer son maître vers le nord. D’autres gens entrent encore dans le café, par la porte qui se trouve juste derrière moi. Un jeune couple passe dehors. Il est blanc, elle est asiatique. Elle lui tient le bras comme une vieille dame. Ils croisent un homme d’âge mûr qui porte un gros casque de poil. Il tient une cigarette dans sa main droite qui pend le long de son corps. C’est un tout petit mégot fumant qui disparaîtra bientôt. Ses mains nues sont rougies par le froid. Deux personnes attendent encore l’autobus 125. Une femme en manteau rouge et un enfant de 7 à 10 ans dans un habit d’hiver rayé orange fluo et gris. La femme étire la tête pour voir si l’autobus arrive. L’enfant ramasse un peu de neige par terre et, sans raison, la lance négligemment dans la rue. Sa mère le laisse faire. Il étend sa recherche un peu plus loin autour. Il ramasse un petit bout de neige durci et le lance également dans la rue. Puis, il se lasse. Le voilà qui donne simplement des coups de pied dans la neige pour la renvoyer dans la rue. Sa mère semble lui dire quelque chose. Peut-être souhaite-t-elle maintenant qu’il arrête. C’est justement ce qu’il fait. Il arrête. Une femme dans une voiture bleue passe devant moi et tourne sur Ontario, direction ouest. Elle a une longue cigarette au bec qu’elle n’a pas encore allumée. Le propriétaire du Bièrologue vient de sortir sur le pas de la porte et a dit quelque chose à la femme qui attend la 125 avec le jeune garçon. Ils se connaissent peut-être. Il tient un petit verre de bière noire à la main. Une bière mousseuse dans un verre de dégustation. En retournant dans sa boutique, il tourne la tête dans ma direction. Peut-être me voit-il écrire la scène depuis mon poste d’observation.

Musique pop-folk anglophone à base de hohohoho. Deux nouveaux clients. Un couple. Un gars avec un chandail en laine brun. Un gars avec une chemise carottée multicolore. Ils s’assoient à l’extrémité de l’autre grande table jusque-là vide. Deux cafés. Une jeune femme aux bottes en peau de zèbre entre. Minuscule sac à dos, gros chandail de laine noire et tuque assortie. Pose son sac sur une chaise. Elle rejoint l’homme et la femme au service derrière le comptoir. Ils échangent quelques mots et sourient. Les bottes zébrées troquées pour des souliers plus confortables. Chaise, café, cuillère. Le couple de gars s’en va. Restés le temps de boire un café.

10h40

Un autre coin de l'intersection est occupé par une église baptiste en brique rouge. Je ne réussis pas à lire l'horaire des offices affiché devant la porte, mais l'édifice semble vide, sans activité. Juste devant est stationnée une fourgonnette blanche sans fenêtre à l'arrière. Une Hassidique passe à côté de la fourgonnette en tenant deux gamins par la main. Elle porte un capuchon de plastique transparent qui cache une partie de son visage, mais qui ne doit pas vraiment la tenir au chaud. Je ne parviens pas à distinguer si c'est une femme de petite taille ou une adolescente. Le soleil brille soudain de plus en plus fort. La lumière réfléchit sur la glace qui recouvre les toits des voitures et sur les parcelles de neiges les moins sales, encore blanches, du trottoir. Sur la rue Durocher roule un véhicule SUV blanc sur le toit duquel est accroché un petit drapeau du Canada qui s'agite au vent. Un rayon de soleil est réfléchi par le véhicule immaculé, et je suis éblouie une fraction de seconde. Encore une mère hassidique qui pousse un landau double. Ça doit être la fin ou le début d'une cérémonie de Shabbat, décidément.  

Les gens marchent autour et traversent le coin généralement par deux. Il y aussi des mères qui traînent des enfants dans des poussettes. J’en ai vues deux dans la dernière minute. Il y aussi des gens seuls, qui traînent des sacs ou des petits chariots pour faire leurs courses, au Marché Maisonneuve sans doute, dont je vois d’ailleurs le dôme d’où je suis assis. Un père tient dans ses bras un enfant – deux ans maximum – et entre dans le café. La mère qui attend l’autobus 125 avec son garçon semble s’être lassée d’attendre. Tous les deux marchent maintenant sur Ontario, direction ouest, avec les bras qui pendent de lassitude le long de leurs corps. Des gens se disent au revoir au coin du café. Au moins six personnes qui se font la bise, puis partent dans la même direction (vers l’est). Un couple se détache ensuite en traversant la rue Ontario vers le sud. Un piéton marche avec un sac d’épicerie sous le bras et des écouteurs sur les oreilles. Au même moment, je réalise qu’il y a de la musique dans le café. C’est la première fois que je m’en rends compte. C’est une femme qui chante. Un trémolo mélancolique dans la voix. Une ballade un peu vieillotte et vaguement exotique. Je reconnais un air de fado et l’inflexion de voix de Mísia. Mais je n’identifie pas précisément la chanson. Deux hommes barbus se croisent. Les barbes des deux hommes ne sont pas entretenues avec le même soin. Une jeune femme, deux livres sous le bras, marche sur Ontario. L’homme et la femme qui parlaient du film de Maxime Giroux à côté de moi viennent tout juste de sortir du café. Un jeune homme traverse Ontario à la course et les croise. Il pénètre dans le café et se met dans la file pour commander au comptoir. Un homme légèrement vêtu pour le froid qu’il fait arrive alors d’Ontario Est. Sa démarche est claudicante. Il s’apprête à entrer au Bièrologue, puis il se ravise. Il regarde dans ma direction. Il se dirige plutôt vers le Hochecafé. Sans doute vient-il se chercher un café. Il a des pantalons rouges et une petite veste de sport. Il pianote maintenant sur son téléphone intelligent avant de passer sa commande. Ça prendra encore du temps : il y a au moins six personnes avant lui dans la file d’attente.

Un homme seul entre. s’assoit au coin de table tout juste libéré. À lui seul il pèse au moins le même poids que ses deux prédécesseurs. Toujours pas de visibilité vers l’extérieur. La percée dans le givre sur la vitrine a regelé. Des silhouettes d’autos qui circulent sur la rue Ontario. Par les carreaux du bas, moins gelés que les autres, des jambes. Gros bas colorés. Petits souliers en cuir inadaptés à l’hiver. Grosses bottes de sécurité. Nouveau client qui s’installe le long de la vitre. Gants et clés d’auto atterrissent sur la table. Des lunettes embuées les suivent. Sac à dos à terre. Cappuccino. Une grosse liasse de papiers sort du sac. Reliure spirale.

10h50

Un jeep vert lime roule en direction ouest, sans doute le même que tout à l'heure. Ça ne doit pas être à la mode, les jeeps verts lime, par ici. Un homme et une femme marchent un derrière l'autre, séparés par une distance de deux ou trois mètres, en direction est. Ils portent chacun un enfant immobilisé dans une combinaison d'hiver mauve pastel. Exactement le même modèle de combinaison d'hiver une pièce mauve pastel. J'en déduis que l'homme et la femme doivent être un couple. Sinon, ce serait tout un hasard. Une petite voiture noire essaie de se stationner avec peine derrière la butte de neige sale. Le véhicule finit par s'immobiliser en biais, une roue montée sur le trottoir. En sort une homme avec une casquette noir et des lunettes de soleil. Il verrouille la portière de sa voiture et marche rapidement en direction ouest. Il dépasse un homme hassidique recouvert d'un long châle blanc orné de dessins noirs, puis une femme avec des collants roses fluos qui promène deux chiens, un bouvier bernois et un boxer, ou quelque chose du genre. Un coup de vent agite les branches les plus fines des frênes de la rue Durocher. De gros flocons flottent dans l'air et se déposent tranquillement par-dessus la neige, sale, des trottoirs. Un camion de livraison Purolator passe sur Bernard en direction ouest. S'échappe de son silenceux une fumée blanchâtre et épaisse qui m'empêche, pour quelques secondes, de distinguer l'autre côté de la rue.

Un homme se tient devant le Bièrologue avec un appareil photo muni d’un long objectif. Il prend en photo quelque chose devant la boutique. Au moins deux ou trois prises. Je crois savoir ce qu’il vise avec son objectif : des branches de sapin qui ont été mises dans des bacs à fleurs en guise de décoration hivernale devant la vitrine du Bièrologue et qui sont maintenant ensevelies sous la neige. C’est peut-être joli avec le soleil radieux qu’il fait en ce moment. Je souris tout seul dans le café en imaginant la correspondance de nos gestes. Lui, le photographe anonyme qui fige le temps. Et moi, le scribe minutieux qui décrit son geste à la minute même où il le pose. S’il revoit un jour ses photos, j’aurai figé le moment exact de la prise sans qu’il le sache. Il reste à peine quelques minutes d’écriture et le coin de la rue semble justement s’être calmé. Il paraît y avoir soudainement moins de monde. Une femme qui traîne deux sacs d’épicerie vient tout de suite me contredire, puis une jeune femme en jupe courte et aux bas de nylon noirs. L’artère se réanime soudainement. De jeunes parents traînent un bébé dans un siège d’auto. Un couple sans enfant, puis un homme seul. Quelques personnes que je n’ai pas le temps de décrire. Un musicien porte un étui de guitare et un amplificateur traîné dans un chariot sur roulettes. Un père traîne son enfant minuscule dans un traîneau. Deux hommes se croisent au milieu de la rue Letourneux. L’un va vers l’est, l’autre vers l’ouest. L’autobus 125 vient de s’arrêter au coin de la rue. Le chauffeur ou la chauffeuse boit une gorgée de café. Son regard se perd dans ma direction à travers ses lunettes de soleil, mais je n’identifie pas clairement son visage. Le feu passe au vert. L’autobus redémarre et part vers l’ouest.

Mélange de musique juive et de rap. Plafond blanc. Murs en lattes de bois peinturées d’un blanc immaculé. En arrière du comptoir un dégradé du bleu clair au blanc. Au-dessus des tables, des fils électriques torsadés. Au bout, des ampoules nues allumées. Proches des mur, les ampoules sont habillées. Chaudières pour eau d’érable en guise d'abat-jour. Guirlandes de ronds de papiers aux couleurs pastel. Neufs paniers grillagés en rectangle supportent une sélection de plantes disparates. Quelques photos encadrées et portemanteaux agrémentent le même pan de mur. Derrière le comptoir, un grand miroir et quelques tablettes. Verres et bouteilles d’origine suédoise. Machine à expresso. Four. Panoplie d’ustensiles de cuisine.

11h

En même temps

L'idée lui tord l'intérieur. Merveilleuse et impossible.
Un chat, attiré par la fable, s'est usé les griffes en vain.

C'est introspectif comme thème.

Pourtant il lui semble que la lumière ventile encore un espoir sucré. Miroiter que l'omniprésence soit enviable... Il n'est pas certain.

Mes images s'effacent au profit des mots et se faufilent, entraînant l'alphabet dans leur course. Le paysage défile, indémêlable.

Alors il décrirait les rêves éveillés.
Chapeau! Il n'a pas de bottes de sept lieues mais un chapeau oui. Et le coiffer est une invitation au voyage.

Promenade en vis à vis.
Deux regards sur un paysage de reflets.
Dedans, dehors. En même temps.

Dedans
Paysage de fourmis au soleil. Craquante agitation de croque-mitaines en costume d'hiver et de marbrures. Pavés mouvants, lézardes en ascension constante vers la sainte coque, le béton concave d'une arche de Noé qui ne se sauve plus qu'en rêve.

Dehors
Les grues, drapeaux en poupe, se livrent des duels essoufflants tout le temps d'un tour de soleil.

Ici
Dans leur course folle, des tortues enivrées se retrouvent sur le dos, incapables du moindre mouvement. Incapables!

Là-bas
C'est un sillon noir que l'on trace sur la neige. Blessure salée du bitume en hiver.

Encore
Je m'endors sur mon cahier, alors que des murs blancs s'effondrent en gris. Des taches dans les yeux, indélébiles, invisibles pour l'autre coté. Un jour je rêve sans dormir, mais ce n'est pas vrai, ce n'est jamais vrai. Ce n'est pas moi qui meurs, ce sont toujours les autres.

Ailleurs
Le temps de l'œuf. La marche militaire. Tu rêves. Il claque des portes à ta fenêtre. Quatre. Étang de cris au crépuscule du chaloupé. Le rythme se balance au bout d'une corde de grillons.
Sentimentale. Tu souffles une brise de jasmin pour que l'écho du voyage te suive jusque dans les plis d'un autre sommeil. Te survive, la soie de la nuit.

Assez
C'est étourdissant. Tant d'incohérence, j'ai mal au cœur.
Soyons sérieux et comptons. Les flocons par bourrasques, les efforts par pelletées et nos pas dans la forêt. Au bord de l'autoroute, l'horizon bleu des érables sous solutés n'inspire pas confiance. L'attraction est ailleurs, les accidents se succèdent pour le plaisir des voyeurs. Au gré des glissades, le long ruban rouge s'anime ou s'arrête. Il fera bientôt noir sur ses berges blanches, et nous jouerons encore le jeu. 

En allant voir ailleurs si j’y suis

Si les choses sont des éclats
Du savoir de l’univers,
Qu’au moins je sois mes propres fragments,
Indéterminé tout autant que multiple.

Fernando Pessoa

 

Connue de tous, la pratique consistant à lancer une requête d’informations en tapant son propre nom dans un moteur de recherche mène à une évidence : nous existons en plusieurs lieux. Fruit de nos recherches et grappillages en ligne, ce triptyque artistique est construit à partir des archives de nos trois individualités dissoutes dans le cybermagma.


 

Facebooking

Fragments d'une homonyme belge par Camille(s) Toffoli

 

Au revoir le noir. Bonjour le rouge.


Jalousie taupes doutes patience


J'ai le droit d'être tranquille
Non.
Tout problème à sa solution
Comme on dit.

Je cherche jamais
Misère à croire
Qu'on a la tête à chercher l'embrouille.
Te le touches et je te tue salope.


Jalousie taupes doutes patience


Je m'en souviendrai gueule de bois
Genoux écorchés ouverte dans le dos mal tomber
Bu comme des pochtrons
Dans votre cul le week-end.


Le pire moment au monde
C'est lorsque tu ne peux pas aimer
Quelqu'un parce que ton cœur
Appartient à quelqu'un qui l'a brisé.


Jalousie taupes doutes patience


N'attends pas les derniers moments
Pour lui dire à quel point
Tu l'aimes.
Chasse le naturel il revient toujours au galop.

La folie nous arrêtera
Jamais.
Demain peut se passer pleins de choses.
N'importe où n'importe quand.


Jalousie taupes doutes patience


Tu as des personnes comme ça.
Un confident
Un tonton gâteau
Toujours là.

Sa flèche vous amène
Au chemin du bonheur.
Tu me rends tellement bien.
Mon hamburger de mon cœur.



Jalousie taupes doutes patience


Au revoir le noir.

Bonjour le rouge


 

Zapping

Damien(s) Thomas à la chaîne


 

Egogoogling

@utoportraits de Jean-Philippe(s) Boudreau

Perspective(s) d'une rencontre

Ce que les autres pensent, comment ils nous voient, ce qu’ils veulent bien entendre dans nos mots, et ce qui leur échappent aussi ; l’accès aux perceptions des autres, impossible mais à quelque part source d’un désir ambivalent.

Le Dieu de l’ubiquité assiste à la première rencontre entre Simon et Henriette, deux Montréalais qui n’ont en commun que la recherche de l’amour et un serveur qui les fixe pendant qu'ils discutent…

Notes techniques:

Ceci est un premier essai de profiter de HTML 5 pour avoir des animations interactives en utilisant Processing. Au début, le JavaScript précharge toutes les images nécessaires, donc en fonction de votre connection internet, ça pourrait prendre un peu de temps avant que tout s'affiche comme il le faut (normalement moins de 5 sec).

L'oeuvre a été testée avec Chrome, Firefox et Internet Explorer.

La durée totale est de 5 min 40, et il est impossible d'avancer ou de reculer la vidéo. Pour apprécier toutes les perceptions, il faudra donc revoir la vidéo (en rafraichissant le site web, vous reviendrez au début).


Cliquez sur l'image pour ouvrir l'animation (sur laquelle vous pourrez interagir à l'aide de la souris):

rp 2014.09  

Ubiquité Temporelle

 

Au travers l'Histoire, les éléments éphémères s'effacent dans le bruit du temps, alors que ce qui vit durablement laisse sa trace sur les images du temps.

L'ubiquité n'existe pas que dans l'espace, mais bien dans toutes ses dimensions, tout comme au même endroit vit le passé, le présent et le futur. 

 

Pour voir le résultat, rendez à ces lieux:

http://www.openprocessing.org/sketch/158719

http://www.openprocessing.org/sketch/158725

http://www.openprocessing.org/sketch/158729

http://www.openprocessing.org/sketch/158728

 



92 premières neiges

Le soleil de nuit caressait mes joues creuses.

À la lueur du diamant doré, je me remémorais mes 92 premières neiges.

Le temps semblait s'écouler de plus en plus rapidement dans mes veines.

Bien enfoncée dans mon fauteuil d'acier, j'observais mon reflet briller dans la lucarne de ma chambre.

Une tignasse terne. Des doigts noueux. Un dos vouté.

À la lisière de mon existence, je ne puis m'empêcher de regarder derrière mon épaule. Et si je pouvais un jour revivre ma vie, que ferais-je autrement ?

Si je pouvais verdoyer à nouveau, je prendrais les choses moins au sérieux.

J'oserais embrasser encore plus fougueusement les fortunes de mer, les faux pas et les folies.

Je m'efforcerais de me sustenter uniquement d'ataraxie et mangerais moins de navets.

Si la vie s'élevait devant moi, je ne laisserais pas le fugace et frêle présent s'échapper.

Illustration: Évi Jane Kay Molloy

Je suis si grand

Je suis si grand que vous ne me voyez plus quand vous passez près de moi. Je suis celui qui fait partie de la faune urbaine, celui qu'on voit sans vraiment le voir. Je connais mon royaume comme ma poche trouée. J'en parcoeur chaque coins et recoins dans vos heures de fermetures. Je suis au niveau du sol, sous le regard des passants. Je pourrais aussi bien être une roche ou un vieux marteau rouillé. Je suis le roi des ruelles, celui qu'on abat quand il vous dérange.

Je pourrais être ailleurs, je pourrais même être quelqu'un d'autre. Je suis ici, je suis partout à la fois.

Travailleur.

Peut-être que je suis toi qui me regarde avec dédain en me lançant quelques pièces du bout des doigts, me regardant à peine, pressé. Fermant les yeux, espérant que je ne sois plus là au réveil.

Mais moi je reste là, sur mon petit bout de trottoir, toujours le même, beau temps, mauvais temps, à tout les jours du possible... Toi, tu pars et parcours la ville d'un bout à l'autre, tous les matins et tous les soirs, cinq fois par semaine et parfois même davantage... Mais au final...

Toi qui travaille.

Vagabond!

Toi qui s'en va, sac au dos, repousser les frontières de l'ignorance.

J'ai ton visage et tu as le mien. Es-tu meilleur que moi? Peut-être as-tu pris un tournant différent, peut-être as-tu eu la chance que je n'ai pas eue. Je suis aussi le reste d'une âme abandonnée, la conséquence d'une suite de mauvaises décisions.

Étudiant.

Qui sait peut-être hier étais-je celui qui lançais du bout des doigts quelques piécettes en ne regardant pas ce visage qui ne me demandait qu'un peu d'aide, un simple sourire.

Je suis si grand que vous ne me voyez plus quand vous passez près de moi. Je suis celui qui fait partie de la fresque urbaine, dont on fait peu de cas ou qu'on méprise. On me confond avec ces murs gris. Sales. Serais-je un jour assez humain pour vous? Je suis le roi des ruelles, celui qu'on ne remarque pas à moins qu'il vous dérange. Je suis un étranger dans ma propre vie.

Va-nu-pieds.

Hier encore, j'étais cet étudiant qui allait s'emplir la tête de belles idées, de théories. Cet étudiant la tête emplie de rêves, cet étudiant au cœur plein d'espoir et plein d'amour.

J'ai été ce travailleur, celui qui jour après jour s'en va vers sa misère, sans trop penser à soi ni aux autres, sans même regarder autour de lui, comme le mouton qui suit ses congénères dans trop se poser de questions. Sans même se voir là assis par terre en train de demander l'aumône aux passants qui déambulent sans le voir. Ce pouilleux qui vous embête. Qui vous répugne.

Penseur.

On me croit dangereux, parce qu'on ne me connait pas, parce que je n'ai plus de restriction sociales, plus de limite civique, bref, plus rien à perdre de plus que ton mépris... Peut-être que je me retranche dans ce château de carte un peu bancal pour oublier à quel point j'ai mal. Mon air sauvage cache peut-être autre chose. Qui dit qu'hier encore je n'étais pas assis au même restaurant que toi, en train de rire avec ma famille et mes amis.

Rire de ce monde, de cette vie qui s'écoule, de mon temps qui s'écroule.

Toxicomane.

Et si j'étais seulement le fruit pourri de votre imagination?

Payeur de taxe.

Et si ces vêtements dépareillés qui vous paraissent trop grands ne l'étaient que parce que c'est votre esprit qui est trop étroit.

Malade.

Et si j'étais vous, peut-être serais-je moins fou?

N'entendez-vous pas ce cœur qui bat sous la crasse, ce cœur plein d'espoir qui ne demande qu'à recevoir un sourire, l'attention d'un instant, la reconnaissance du statut d'être humain. Parce que j'ai choisi d'être encore de ce monde, même si je suis en marge, je suis ici, dans l'alinéa de la vie.

Bien vivant!

Bien sûr que vous alliez cracher sur mes vidanges avec vos vies d'anges!

Mon cœur se bat pour vivre. L'entendez-vous seulement?

Moi le roi des poubelles, que je suis gauche et veule... Si vous enleviez cette pelure de banane qui cache votre propre égout. Remplacez cet orifice qui ne sert qu'à me vomir votre margouillis.

Je suis ce roi étranger que vous choisissez d'ignorer.

Je suis si grand que vous ne me voyez plus quand vous passez près de moi. Je suis celui qui fait partie de la faunesque urbaine qui déambule et colore le paysage, je pourrais aussi bien être un caillou, un vieux débris, même cet outil depuis longtemps oublié, criblé de rouille par un polisson. Je pourrais être votre frère aussi...

Personne n'est à l'abri du sans-abri... La plupart n'ont pas choisi, ils survivent en marge de la vie en attente d'un paradis...

Je suis ce roi des ruelles, celui qu'on abat quand il vous dérange.

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« Avec la force comme alliée, d'autres temps, d'autres lieux tu verras ! » — Yoda

Le grand voyage vers ailleurs qu'il avait entrepris le conduirait-il au désert sans fin? L'homme solitaire marchait le long des lieux qui s'entrelaçaient dans son existence. Absorbé dans les images qui entremêlaient les réalités diffuses. Les signes des passages temporels occupaient toute sa réflexion. Étrangement, ils étaient gravés sur les jardins de son observation. Une école primaire ou les enfants couraient le long des boisés. Jeu enfantin, autobus jaune, neige, hockey et autres souvenirs.

Il eut jadis un mouvement d'euphorie dans sa vie mélangée. Un grand salon ou les festins ne semblaient pas vouloir s'arrêter. Il était déjà vieux et il savait d'avance où les parcours de ses amis carnavalesques se dirigeaient. Il voyait, il savait et pourtant l'impitoyable et affreuse marque s'affichait toujours. Le compte à rebours, l'ennemi était déjà là. Assis sur son divan en face de lui, il le regardait. C'était un si vieil ennemi que l'homme avait pris l'habitude de ne plus l'écouter. Parfois, dans sa réflexion silencieuse avec ce dernier, ses amis s'approchaient et lui demandaient si tout allait bien. Il n'avait qu'un mouvement réflexe, il se devait d'être rassurant, ils ne pourraient comprendre les mondes que sa vision ouvrait devant lui.

Le mur vert lime affichait une foire, la foule anglaise s'approchait, les canards tournaient le long de l'étang artificiel. Un enfant tentait de trouver le meilleur canard. Et puis le son des manèges qui s'activaient. Elle n'avait aucun sens dans sa vie. Et pourtant elle était là. S'approcha, lui fit une étreinte et soudain, elle disparut. Le salon s'était rempli durant son moment d'absence. La foule s'activait, la musique, le son des amusements, les alcools et les jeux. La grande roue illuminée tournait dans sa tête. La musique, les clowns et les temps s'entrelaçaient.

Il croisait son regard, un déguisement un peu trop éméché. Quelques champignons le rendaient confus. Quelques années plus tard, la vitesse de sa voiture frapperait un arbre dans une courbe, seul et isolé, la mort ferait son œuvre, mais pour l'instant il était heureux et philosophait sur le sens des choses, bien installé sur la table adjacente au baril de bière.

Il entra dans les toilettes, le passage interdit vers l'au-delà s'ouvrit, la lumière diffuse que lui offrit le puits de lumière. Tard dans la nuit, le quatre-roues roulait bien vite dans le dépotoir, les signes s'affichent sur chaque sac de vidanges. Et puis, les arbres, la forêt et dans son milieu les astres l'éblouissent. Il vit une usine délabrée, finalement entouré par des loups. Un à un, dans la lumière, ils venaient lui porter révérence. Il comprenait que non loin de lui, observant en silence, l'ennemi ne pouvait rien, l'heure n'était pas la bonne.

La musique remplit de nouveau son âme. La bouteille de vin était vide. Il sortirait bientôt de son antre. Il devait redevenir l'hôte de sa soirée, celui que l'on s'attendait de trouver, celui-là qui trouvait toujours le moyen de changer les règles du jeu. Il croisa son regard, elle cherchait ce qu'elle pensait avoir trouvé. L'homme ne pouvait pas lui dire que dans quelques années, épuisée d'essayer de remettre en marche un amour perdu depuis des lustres, elle irait se jeter dans l'épuisement de tentatives vaines pour retrouver, un seul instant, le moment qu'elle vivait ce soir.

Soudain, une voiture folle traversa le salon. Il se reconnaît. Nous sommes quelque part, plus tard, bien plus tard, pourchassés par quelques voitures non identifiées. Il traverse une banlieue sans nom, chaque voiture porte un numéro d'un jaune différent. Il roule de plus en plus vite. Les paysages se transforment et les maisons de banlieue se dissolvent. Sa voiture freine. Il abat d'un coup de feu bien précis ses ennemis et s'affale dans le divan, personne ne semble avoir vu le danger.

L'homme se leva, et regarda son corps en mouvement sur la piste de danse. La musique était beaucoup trop forte. Comme d'habitude, les moments d'absences provoquaient des doublons dans les lignes du temps. Une étrange femme fantomatique, habillée en uniforme d'ouvrière lui donna une bière et s'évapora au son du piano.

Quand il sortit de nouveau de sa torpeur, la pièce était vide, les serpentins sur le sol, l'odeur de bière lui donna envie de quitter les lieux. Il sortit, passa devant l'église, il marchait vers le parc. Il termina sa deuxième bouteille de vin sur les tables de pique-nique. Il vit soudain, un vieil homme, canne en main, s'avancer vers lui, le son de sa voix inaudible. Derrière lui, l'homme, l'adversaire, l'ennemi. Le vieil homme s'affala. Le cœur avait lâché.